Black Dog
De manière générale, quand je me rends à une soirée du Black Dog, c’est pour y bosser : maintenant que l’endroit a une certaine notoriété en ville, les collaborateurs potentiels viennent à moi, et ça me permet de poursuivre la construction de mon réseau directement à la maison, on peut dire. Entre mes miradors qui suivent les caméras, la sécurité encadrée selon l’occasion soit par Lino ou Angelos soit par le responsable employé par le club, la liste à laquelle doivent être inscrits chaque créature qui passe la porte, si quelqu’un que je veux voir se pointe, je ne peux pas le louper. Il y en a une autre de liste, triée sur le volet, qui comprend les noms susceptibles de m’intéresser, et lorsqu’une de ces personnes entre dans le Black Dog, j’en suis informée. Et je sais déterminer lorsqu’on vient pour faire la fête, ou pour négocier – mais même dans le premier cas, rien n’est à jeter pour solidifier des liens avec des futurs partenaires en affaire. Du coup, en ce qui me concerne, la plupart du temps que je passe ici n’est pas destiné à la détente.
Néanmoins, il y a des exceptions. Parce que si les créatures d’Eagle Lake viennent ici pour poser leur cerveau et passer une soirée agréable en oubliant les contraintes de l'extérieur, c’est parfois ce dont j’ai envie aussi. Et c’est le cas de ce soir : j’ai juste envie de me languir sur le canapé du carré VIP en charmante compagnie, d’écouter la musique et de laisser les heures défiler en observant mon monde, ma création. Certes, de l’extérieur, ça ressemble grandement aux soirées auxquelles je ne compte pas me détendre, dont je profite pour réfléchir, observer et viser avant de me rapprocher de ceux qui m’intéressent. C’est que je donne bien le change, et qu’au fond, je suis toujours prête pour switcher de l’un à l’autre.
Je viens d’arriver et de prendre mon habituelle place dans le canapé avec un coca récupéré au bar. La musique résonne au volume assourdissant que j’étais venue chercher, les lumières frappent les murs au rythme du DJ set qui fait danser une masse mouvante. Peu importe que mes plans soient au taff ou à la détente, je parcours systématiquement la liste des personnes présentes en arrivant. Je mets un moment à prendre mon portable pour ouvrir le serveur sur lequel elle se trouve, mise à jour en temps réel, distraite par la silhouette bien faite dans la foule d’un mec qui lorgne par ici, et représente une vraie bonne option de compagnie pour ce soir, du moins pour commencer. Je pousse un soupir et bois une gorgée de soda ; allez, deux minutes de concentration. Je prends mon portable sous les yeux, et me force à parcourir les noms. Certains sont propulsés en haut grâce à leur appartenance à la fine sélection, je leur accorderai à l’occasion des signes de tête, voir un peu de mon temps, mais aucun ce soir n’est assez important pour mériter plus. Certains autres sont estampillés d’un signe indiquant les habitués, ceux qui sont venus assez souvent pour avoir une base de données qui apparaîtrait si je cliquais sur leur nom. Ces informations, on les rassemble automatiquement, sans regard à l’importance ou au statut, juste au cas où : ça peut toujours servir. Mais je ne m’arrête sur personne : mon regard parcourt rapidement chaque ligne et je suis déjà en train de me confirmer intérieurement que ce soir-là, ce sera pour un bon moment. Mais mes yeux agrippent rapidement un nom bien moins neutre, qui me fait aussitôt me redresser : Alastor.
Je me sens blanchir. La dernière fois que j’ai revu l’archi-démon remonte à des mois, il passe l’air de rien vérifier que, je sais pas, je fous bien le bordel comme promis. Et je fais toujours en sorte de lui donner envie de s’abstenir, ce qui est systématiquement pénible, et subtil. Ce mec me tient par les couilles, on le sait tous les deux, et je déteste ça. Ça oblitère tous les arguments pourtant pas faux qu’il m’avance innocemment dès qu’il en a l’occasion : que si je suis là c’est grâce à lui, que je lui ai offert une opportunité, qu’il croit en moi et que ça n’est pas une faveur qu’il faut gâcher en ne montrant aucun respect. Il fait le gentil et ça me crispe effroyablement, parce que je sais qu’il cache derrière un petit jeu dont lui seul à le secret et qu’il révélera uniquement quand ça lui profitera. Alors non, je veux pas de lui chez moi. Et aux dernières nouvelles, il avait consenti à cette exception. Je savais bien que j’aurais pas dû le croire.
Tout ça me traverse l’esprit en un instant de fureur, mais ça ne va pas plus loin, parce que je vois le nom qui se trouve avant : Lilith. Lilith ? C’est qui ça ?
Je me rends compte qu’en parallèle de l'ascenseur émotionnel, je suis soulagée, et ça me rend furieuse, comme si envisager la présence du démon responsable de ma présence dans le coin m’avait mis un coup de pression. N’importe quoi. Je repère le responsable de la sécurité pour la soirée qui n’est pas loin, la surélévation du carré VIP représentant un point stratégique pour observer la salle, et lui fais signe d’approcher. Il obtempère rapidement.
–C’est qui ça ? je demande en désignant le nom son mon écran.
Conscient qu’il est censé pouvoir me répondre au plus vite, il répète le nom à son oreillette, transmettant la question au canal central. Parmi la nana derrière les caméras, le vigile, ou les employés de la sécurité, quelqu’un lui donne une réponse, probablement un lieu et une description, parce qu’il lève les yeux vers la piste de danse et pointe le doigt en avant. Je le suis du regard.
”La rousse”, il dit. Quelques clignotements de lumière plus tard, je peux repérer la chevelure décrite, celle d’une nana qui danse. C’est elle Lilith Alastor ? Je prends quelques secondes pour l’observer. Déjà, ça ne m’a pas l’air d’être le démon déguisé, il aurait quand même fait vachement fort. Et à cette distance impossible que je puisse déterminer un quelconque air de famille. Mais je suis à peu près certaine de repérer qu’il s’agit d’une démone, à tous ces petits détails indescriptibles et que je me suis mise à voir avec les décennies et me permettent de distinguer les natures. Une démone qui s’appelle Alastor : les chances qu’elle n’ait rien à voir avec mon… sponsor ? Sont minces. Je soupire.
–Mettez-la moi dehors, je fais en me laissant retomber contre le dossier de mon canapé.
Je suis venue passer une bonne soirée, et j’ai pas l’intention que le doute d’une présence liée plus ou moins à Alastor m’en empêche. Après tout c’est chez moi ici, je fais ce que je veux. En posant mon portable sur la table, je m’apprête à regarder les vigiles s’approcher de la nana pour la mener dehors, bien décidée à me laisser aller à la détente une fois que ça serait fait.